Accueil
 
 
 
 

Contribution de Georges Corm (historien et économiste du Proche-Orient, professeur à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth)

Les violences dans le monde arabe: déterminer les responsabilités pour trouver des solutions

 

Le chaos de violences, de terrorismes, d’interventions militaires externes, directes ou indirectes, dans lequel s’enfonce tous les jours un peu plus de nombreuses sociétés arabes nous interpelle à tous, mais nous laisse malheureusement impuissants. Car ce qui domine la plupart des analyses et commentaires est de l’ordre du passionnel et de la désinformation active qui paralyse la pensée et l’action de tous les hommes de bonne volonté pour mettre fin aux drames à répétition que connaît cette région du monde depuis environ deux siècles.

Pour parvenir à identifier des actions utiles à mener, il convient de rechercher les responsabilités dans le déclenchement des violences aveugles qui secouent aujourd’hui plus que jamais le monde arabe. Le chaos actuel est-il le résultat de facteurs purement internes au monde arabe ou bien la cause des violences actuelles est-elle due à l’intensité des facteurs externes à la région, mais qui se sont cristallisées sur elle dans la géopolitique mondiale, en raison de sa position géographique stratégique, de ses riches ressources énergétiques et de l’instrumentalisation facile des symboliques religieuses de son histoire qui a vu naître les trois monothéismes ?

Ce que nous allons chercher à déterminer au cours de cette courte intervention.

Nous avons identifié dans cette optique trois facteurs principaux ayant mené aux désordres et violences actuelles, dans lesquels facteurs internes et externes sont étroitement liés, mais où il m’apparaît que les facteurs externes ont largement prédominé.

1- L’échec de la création d’un royaume arabe unifié au début du XXe siècle et ses conséquences

La création d’un tel royaume a répondu à l’époque à l’aspiration des élites arabes, ainsi qu’il en ressort d’ailleurs des conclusions d’une commission américaine de haut niveau envoyée par le président Wilson en 1919 au Proche-Orient pour connaître le vœu des populations arabes (Commission King-Crane). Le gouvernement britannique avait d’ailleurs promis d’œuvrer à la constitution d’un tel royaume pour prix du ralliement des Arabes à la cause des nations européennes en lutte contre l’Allemagne alliée à l’empire ottoman.
A l’issue de la grande guerre 14-18 cependant, la Grande-Bretagne a renié sa promesse. Elle a au contraire œuvré à l’émergence du royaume d’Arabie saoudite par la conquête violente de la tribu des Saoud alliée et soutien du wahhabisme, forme étriquée et excessive de pratique de la religion musulmane. De la sorte, les Britanniques ont fait avorter l’embryon de royaume arabe moderne et ouvert sur le monde que la famille des Hachémites, gardienne des lieux saints de la Mecque et Médine, s’apprêtait à bâtir avec le soutien de nombreux membres de l’élite arabe.

Aussi, à l’issue de la guerre 14-18, les entités arabes nées de la disparition de l’empire ottoman constitueront autant d’Etats aux dimensions totalement hétérogènes, sur le plan géographique, démographique et en dotations de ressources naturelles et qui seront en rivalités les uns contre les autres pour le «leadership» sur l’ensemble du monde arabe. Ceci donnera lieu à une faiblesse congénitale du monde arabe, que la diplomatie des Etats-Unis qualifiera de «vide de puissance» dans sa lutte contre l’extension de l’influence soviétique au Moyen-Orient. Alors que ce n’est pas le cas des deux autres entités majeures au Moyen-Orient, la Turquie et l’Iran, qui ont connu des renaissances politiques et modernisations militaires importantes et qui ont été embrigadées dans la croisade américaine antisoviétique.

Lorsque le monde arabe devient un acteur important du Mouvement des non-alignés sous l’impulsion de la figure charismatique de Gamal Abdel Nasser, président de l’Egypte, ce pays fait l’objet de la triple agression militaire franco-britannique et israélienne de 1956.

Quelques années plus tard, en 1967, l’Egypte – ainsi que la Jordanie et la Syrie – est à nouveau l’objet d’une agression militaire de la part de l’armée israélienne, devenue la plus puissante au Moyen-Orient grâce à des aides financières et militaires massives des Etats occidentaux. Le Sinaï ainsi que la rive palestinienne occidentale du Jourdain et les hauteurs du Golan syrien sont occupés par l’armée israélienne dans une guerre éclair déclenchée par elle. Cette défaite contribue à déconsidérer la politique nationaliste arabe. Nasser meurt en 1970 et le monde arabe est privé d’un héros charismatique.

Les politiques occidentales développent dès cette période et face à certains régimes arabes qui refusent de s’aligner sur la politique globale américaine de lutte contre l’URSS ou de renoncer à la reconquête des territoires occupés par Israël (Syrie, Irak, Libye, Algérie) une rhétorique divisant les régimes arabes en «radicaux» et «modérés», comme s’il était possible en matière de droit des Palestiniens à retrouver leur patrie (ou moins une partie) d’être modéré.

2- L’instrumentalisation de l’islam dans le cadre de la Guerre froide

A partir de la fin des années 1970, et grâce à l’augmentation fabuleuse de ses revenus pétroliers, l’Arabie saoudite, à l’ombre de la puissance américaine dès la fin de la guerre 39-45, puis grâce à ses exceptionnels revenus pétroliers, développera un califat islamique occulte au profit des intérêts géopolitiques des Etats-Unis en contrepartie d’une protection exceptionnelle que lui accordent les Etats-Unis. C’est ainsi qu’elle fonde au début des années 1970 l’organisation des Etats islamiques, ainsi que la Banque islamique de développement.

En 1979, sur demande américaine, l’Arabie saoudite, de concert avec le Pakistan, autre Etat à pratique musulmane rigoriste et excessive, entraîne militairement des dizaines de milliers de jeunes arabes pour les envoyer se battre en Afghanistan contre l’armée soviétique venue au secours d’un régime moderniste pro soviétique. Cet enrôlement se fait sous couvert d’une idéologie dite «djihadiste» commandant de se battre contre les «infidèles» athées. Plutôt que de penser contribuer à libérer la Palestine, l’Arabie saoudite veut libérer l’Afghanistan avec qui le monde arabe et elle-même n’ont depuis des siècles aucune relation culturelle, commerciale, économique. Cette action évite à l’armée américaine, traumatisée par sa défaite au Vietnam, d’avoir à envoyer elle-même des troupes au sol.

Le résultat sera la constitution de l’organisation d’Al Qaeda sous la direction de l’un des fils d’une des grandes familles fortunées du royaume saoudien, Oussama Ben Laden. Une armée de prétendus djihadistes de toutes les nationalités sera ainsi formée qui, plus tard, fera le coup de feu en Bosnie, puis en Tchétchénie, puis au Kosovo et aujourd’hui en Libye, Syrie et en Irak, mais aussi en Tunisie, au Liban, au Pakistan, en Indonésie, sans oublier le Caucase, les Philippines et le Xing Kiang chinois, province à majorité musulmane.

Cette manipulation du religieux va certes se retourner contre ses auteurs, mais la guerre au terrorisme par le déploiement d’armées permet aussi de donner de la crédibilité à la thèse fantaisiste de Huntington d’un choc de civilisation.

Le second fait majeur est la confiscation de la grande révolution populaire iranienne de 1979 par une partie du clergé musulman d’obédience chiite. L’Imam Khomeiny est alors invité à s’installer à Neauphle le Château, proche de Paris, où les médias occidentaux relayent quotidiennement ses discours et sermons contre le chah d’Iran dont le régime est encore reconnu par tous les Etats. En réalité, les Etats-Unis, qui savent que le chah est gravement malade, craignent une prise de pouvoir communiste et nationaliste en Iran. Ils ont donc recours à un religieux, par définition anticommuniste, pour récupérer ce vaste mouvement populaire avant que les grands partis politiques anti-impérialistes et nationalistes ne soient en mesure de prendre le pouvoir. La fausse appellation de «révolution religieuse» iranienne sera inventée par le philosophe français Michel Foucauld qui vantera de façon surprenante les mérites d’un pouvoir religieux qui apporterait selon lui de la spiritualité dans la gestion politique des sociétés. Le régime politique dit «islamique» qui sera instauré en Iran par Khomeiny constitue une nouveauté quelque peu détonante. Il mêle des principes de droit constitutionnel moderne avec une innovation totale sur le plan de la théologie politique islamique, y compris celle de la branche chiite de l’Islam, à savoir celle d’un contrôle des religieux sur le fonctionnement des pouvoirs politiques.

Cette innovation aura de profondes répercussions dans le monde arabe où le désenchantement s’est développé, notamment depuis la disparition de Gamal Abdel Nasser, sur les échecs successifs des régimes politiques se réclamant du nationalisme arabe: incapacité à récupérer les territoires palestiniens occupés par Israël depuis la guerre perdue de 1967 et à assurer le retour des réfugiés palestiniens; rivalités interarabes généralisées, y compris entre la Syrie et l’Irak dont les deux régimes politiques se réclament de l’idéologie du nationalisme arabe, pratique très autoritaire du pouvoir dans les républiques se réclamant de l’idéologie nationaliste. Aussi, les diverses formes d’islam politique vont-elles avoir le vent en poupe dans les pays arabes. Les Frères musulmans égyptiens, marginalisés du temps de Gamal Abdel Nasser, sont favorisés sous le règne d’Anouar El Sadate qui signe la paix avec Israël en 1978. L’Arabie saoudite et d’autres principautés de la péninsule arabique prônent un renouveau islamique (sahouat ou en anglais «revival») dans tout le monde musulman qui se veut un antidote à l’idéologie du régime islamique iranien. L’Organisation des Etats islamiques qu’elle a créée au début de la décennie sert de plateforme d’expansion idéologique d’une altérité islamique qui est exaltée à l’encontre de l’idéologie des droits de l’homme et à la domination de la modernité politique issue de la philosophie des lumières et de la Révolution française.

Désormais, l’Arabie saoudite devient un partenaire majeur des Etats-Unis aidant ces derniers dans les financements occultes qu’ils accordent à tous les mouvements anti-communistes dans le monde, notamment en Amérique Latine (les contras au Nicaragua par exemple). Le Pakistan, un autre régime islamique finance de concert avec l’Arabie saoudite, la constitution de mouvements islamiques radicaux en Asie. Le mouvement afghan des Talibans sera ainsi une création des services spéciaux pakistanais. Mais déjà quelques années auparavant, l’Indonésie, sous le règne du dictateur Suharto qui a liquidé par la force le très important mouvement communiste indonésien et le régime laïc et ouvert du président Soekarno, verra aussi la constitution d’un mouvement d’islam politique radical qui pratiquera de nombreuses opérations terroristes, dont la plus célèbre reste celle commise dans l’île touristique de Bali en octobre 2002.

C’est ainsi que la libération de la Palestine cesse d’être le centre des préoccupations des sociétés arabes qui se laissent prendre dans les idéologies panislamistes radicales, dont le slogan majeur est «l’Islam est la solution». L’occupation par Israël en 1978 d’une large partie du territoire libanais, occupation étendue en 1982 jusqu’à la capitale, Beyrouth, pour y chasser les combattants de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), laisse le monde arabe indifférent.

3- L’impérieux désir des Etats-Unis de remodeler le Moyen-Orient

La Guerre froide gagnée, les ambitions américaines au Moyen-Orient n’ont plus de limites. Elles se déchaîneront avec l’arrivée au pouvoir – dans des conditions douteuses sur le plan constitutionnel – du président George W. Bush en 2000 et les attentats de New York et Washington en septembre 2001, attribués à Al Qaeda et dont une grande partie des exécutants sera constituée de ressortissants de nationalité saoudienne.

Ce n’est point ici le lieu de raconter en détail les folies des Etats-Unis qui, n’ayant plus désormais en face d’eux d’ennemi global tel que l’URSS, entendent bien se débarrasser de tout régime politique arabe qui ne s’alignerait pas sur la nouvelle politique américaine, mais aussi se débarrasser du régime iranien qui continue d’avoir une rhétorique forte contre l’impérialisme américain et contre l’Etat d’Israël. Ainsi, outre l’invasion de l’Afghanistan en 2001, les Etats-Unis envahissent l’Irak en 2003 et envoient des signaux forts de nécessité de la mise au pas aux régimes arabes récalcitrants, tels que la Syrie et la Libye.

Dans l’invasion de l’Irak, les médias américains présentent cette invasion comme étant nécessaire pour libérer ce pays de son dictateur sanglant, Saddam Hussein, présenté comme chef d’un clan sunnite minoritaire qui opprimerait les chiites majoritaires dans ce pays. Dans la réforme politique des institutions du pays, l’armée et le parti Baath sont dissous, la nouvelle constitution favorise la naissance et le développement de blocs politiques communautaires, notamment chiites et sunnites, cependant qu’est laissé libre champ à une corruption effrénée qui paralyse une reconstruction rapide du pays ravagé par ses années de guerre avec l’Iran, puis par les bombardements américains intensifs subis en 1991 pour obliger l’armée irakienne à évacuer le Koweït envahi par elle en 1991, enfin par les douze ans d’embargo économique impitoyable qui ont appauvri à l’extrême la population irakienne. L’influence iranienne peut ainsi se développer facilement dans ce pays, alors qu’à l’origine cette invasion était destinée à envoyer un message fort aussi bien à l’Iran qu’à la Syrie.

Ces deux derniers pays, dont l’un est arabe et l’autre ne l’est pas, sont en alliance étroite depuis la guerre entre l’Irak et l’Iran. Ils ont tous les deux aidé le Hezbollah libanais qui en 2000 a réussi à obliger l’armée israélienne de se retirer sans conditions de la partie occupée du sud du Liban depuis 1978, ce qui en a fait un acteur incontournable de la scène libanaise aussi. Ce trio forme un axe de résistance générale aux ambitions américaines dans la région et au désir d’Israël de se débarrasser du Hezbollah qui désormais veille de concert avec l’armée libanaise à empêcher tout retour de l’armée israélienne sur le territoire. Face à ce trio, les régimes arabes apparaissent tous soumis aux désirs de la puissance américaine dans la région et prêts à normaliser leurs relations avec l’Etat d’Israël.

Au cours de l’été 2006, à la suite d’un incident de frontière entre l’armée israélienne et le Hezbollah au sud du Liban, l’armée israélienne déclenche une guerre généralisée contre le Liban, visant plus particulièrement les régions d’implantation de ce parti au sud du pays et dans la banlieue sud de Beyrouth. Des unités de l’armée israélienne tentent en vain d’occuper à nouveau le sud du Liban. Le Hezbollah sort largement vainqueur de la confrontation et donc grandi une nouvelle fois aux yeux de l’opinion arabe, à la fureur de l’Arabie saoudite et des Etats-Unis, dont Madame Condoleeza Rice, alors ministre des affaires étrangères, avait déclaré que les souffrances de cette nouvelle guerre menée par Israël n’étaient que les «douleurs d’enfantement» du nouveau Moyen-Orient voulu par les Etats-Unis.

Devant les échecs répétés des actions américaines dans la région, l’administration des Etats-Unis de concert avec ses alliés arabes développera la thèse de l’existence d’un triangle «chiite», succédané de l’axe du mal cher à George W. Bush, comprenant l’Iran, la Syrie et le Hezbollah, qui saboterait les efforts américains de réorganisation du Moyen-Orient de concert avec ses proches alliés arabes. Désormais, tout conflit dans la région sera analysé par les médias occidentaux et ceux des très nombreux médias arabes sous influence américaine, comme un conflit entre «sunnites» dirigés par l’Arabie saoudite – et donc supposés «modérés» - et «chiites» (ou communautés religieuses dérivées du chiisme) dirigés par l’Iran dont la population est majoritairement chiite – et donc supposée radicale et «terroriste».

C’est dans ce contexte et à la faveur des révoltes des sociétés arabes au printemps de l’année 2011 qu’intervient la déstabilisation de la Syrie – tout comme celle déjà existante en Irak - par des maquis anti-régimes qui lèvent l’étendard du radicalisme islamique extrême se réclamant du sunnisme wahhabite, tels que Al Qaeda, Al Nosra et bien d’autres groupes alimentés par des combattants islamistes venus de différents pays arabes et musulmans, enfin le prétendu Etat islamique au Levant (ISIL-Daëch) qui s’empare de vastes zones de territoires en 2014 en Irak comme en Syrie. Ces organisations jouissent d’abord de la bienveillance passive ou active des pays occidentaux (dont en tête la France) et arabes (l’Arabie saoudite et le Qatar), mais aussi de la Turquie. La situation syrienne tourne à une guerre mondiale majeure, restreinte au territoire syrien, du fait aussi de l’intervention militaire russe à partir de l’été 2015. Le Hezbollah libanais et de nombreux experts militaires iraniens interviennent aussi pour soutenir le régime du président Bachar El Assad, lequel est démonisé avec la même fureur que Saddam Hussein en Irak quelque vingt ans auparavant. Libérer les Syriens de leur dictateur, quel qu’en soit le prix pour la population syrienne, devient un impératif moral et toute nuance dans l’analyse de la situation syrienne est interdite dans les grands médias et de la part des hommes politiques.

Ce sera le président américain, Barak Obama, qui calmera le jeu à partir de l’été 2013 (à propos de la crise des armes chimiques en Syrie), puis en réussissant à faire aboutir en 2015 les négociations nucléaires avec l’Iran, en dépit des vives protestations de l’Arabie saoudite et d’Israël unis dans une même haine de l’Iran, désormais toujours qualifiée de «chiite». En contraste avec les passions soulevées par la mise en accusation de l’Iran de tenter de développer l’arme nucléaire, rappelons que le Pakistan avait acquis l’arme nucléaire dès 1998, sans que cela ne soulève de fortes protestations ou sanctions contre ce pays.

Par ailleurs, rappelons qu’en 2011, la Libye avait fait l’objet de bombardements «humanitaires» de la France et la Grande-Bretagne qui ont ainsi créé depuis cette année-là le chaos dans ce pays et abouti à l’assassinat du dictateur libyen, Mouammar Kadhafi. En 2015, la Ligue des Etats arabes sous influence majeure de l’Arabie saoudite et à l’abri de différentes résolutions du Conseil de sécurité sur le Yémen donnera son aval à des bombardements saoudiens intensifs du malheureux Yémen, dont le parti dit Houthiste est soupçonné d’être aidé et armé par l’Iran, entraînant ce malheureux pays dans un chaos sanglant et destructeur.

Certes, le flot ininterrompu de réfugiés syriens en provenance des côtes turques vers l’Europe depuis 2015 a refroidi les ardeurs guerrières de certains pays européens voulant absolument en découdre avec le président syrien et changer le régime politique de ce pays. Peut-on mettre fin à ce chaos sanglant dans le monde arabe, comme aux opérations terroristes ravageuses en Europe? C’est ce qu’il nous faut examiner maintenant.

Conclusion : les devoirs des uns et des autres des deux côtés de la Méditerranée

Au terme de ce rapide aperçu des différents facteurs ayant conduit au chaos actuel dans le monde arabe, il est important de définir ce que les citoyens, à la recherche de la paix et de la justice, pourraient entreprendre sur les deux rives de la Méditerranée.

A notre sens, la société civile arabe a montré toute sa vitalité et tout son potentiel en vue du changement lors de la formidable vague de révoltes populaires qui a secoué le monde arabe au début de l’année 2011. Ces révoltes ont inspiré des mouvements similaires dans plusieurs pays européens, notamment celui des «indignés» en Espagne ou encore les mouvements de protestation en Grèce et au Portugal. Aux Etats-Unis, ils ont vraisemblablement inspiré le mouvement «Occupy Wall Street».

Ces situations de type révolutionnaire ont été avortées par les mêmes moyens qu’autrefois, c’est-à-dire un mélange d’interventions militaires externes violentes et un appui soutenu aux mouvances dites d’islam politique qui ont ainsi réussi à détourner à leur profit les fruits des grandioses manifestations populaires.

En revanche, je ne vois pas que du côté européen ou américain les citoyens aient demandé des comptes à leurs gouvernements sur l’accumulation d’interventions de toutes sortes, militaires et autres, dans les affaires du monde arabe, même après l’ère des indépendances et, en particulier, les interventions musclées depuis l’invasion – tout à fait injustifiée – de l’Irak en 2003.

Je ne vois pas non plus l’utilité de continuer d’analyser tout ce qui se passe au Moyen-Orient en termes de discussions religieuses stériles sur l’islam modéré ou radical. Ces discussions répétitives ne font que donner de la crédibilité à la thèse débilitante et à fond de racisme de Samuel Huntington sur le choc des civilisations. Le contenu de la thèse a servi à légitimer toutes les interventions militaires des Etats-Unis et de leurs alliés de l’OTAN, qu’il eut fallu au contraire dénoncer avec virulence, comme l’ont fait la France, l’Allemagne et la Belgique pour l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis en 2003. Une position qui a totalement changé depuis, jusqu’à aller à un alignement complet sur les positions américaines ou même à faire de la surenchère sur elles, comme dans le cas de la France.

Quelques principes de base devraient guider notre action citoyenne :

a) Le fond des problèmes internes des sociétés arabes est constitué par les ravages d’une économie de rente qui n’a engendré qu’une mauvaise croissance faite d’exclusion, de marginalité, de chômage de masse, de larges poches d’analphabétisme, de l’absence d’industrialisation et de maîtrise et d’appropriation des sciences et techniques, et au final de formidables inégalités sociales dénoncées justement dans tout le monde arabe par les millions de manifestants arabes au début de l’année 2011.

b) Les citoyens des pays démocratiques doivent non seulement demander des comptes à leurs gouvernements sur les catastrophes humanitaires, économiques et financières provoquées par leurs interventions dans le monde arabe, qui ont par ailleurs coûté fort cher aux contribuables européens et américains, mais aussi exiger de leurs gouvernements le devoir de non-ingérence dans les affaires intérieures du monde arabe.

c) Il conviendra surtout d’exiger des gouvernements membres de l’OTAN de ne pas pratiquer la politique des deux poids, deux mesures, en matière de droits de l’homme, dénonçant furieusement leur non-respect dans tel ou tel des régimes politiques arabes, mais gardant un silence total sur un non-respect de ces droits dans d’autres régimes politiques amis, notamment celui de l’Arabie saoudite.

d) Il faut de plus refuser l’application de sanctions économiques drastiques qui affectent les niveaux de santé et les niveaux de vie de peuples entiers, sans aucunement sanctionner les dirigeants déclarés fautifs et démonisés.

e) Enfin, il conviendrait d’exiger que les analyses des conflits actuels et des différents terrorismes ne soient plus centrées sur les questions religieuses, mais bien sur les causes profanes réelles des situations de chaos et de violences qui se développent tous les jours un peu plus dans le monde arabe. Ce ne sont pas les religions ou les valeurs ou les cultures qui provoquent les conflits, mais toujours l’ambition hégémonique de dirigeants d’étendre leur puissance hors de leurs frontières, de mettre la main sur des positions géographiques stratégiques et de pouvoir contrôler les flux d’échange de ressources naturelles considérées comme stratégiques.

Il y a actuellement 0 réactions

Vous devez vous identifier ou créer un compte pour écrire des commentaires.

 

le 05 September 2016

    A voir aussi