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Fiche comprendre le monde : le démantèlement de l’apartheid

(par Lydia Samarbakhsh - Article paru dans Encyclopédie de la culture politique contemporaine parue en 2008 sous la direction d'Alain Renaut aux éditions Hermann parue en 2008 sous la direction d'Alain Renaut aux éditions Hermann).

L’apartheid est un terme afrikaans qui signifie « séparation » et désigne la politique dite de développement séparé instaurée par le Parti national afrikaner (NP) en 1948, dans une Union sud-africaine encore dominion britannique. L’apartheid fut un arsenal législatif et juridique prolongeant les politiques et pratiques coloniales de ségrégation et de discrimination à l’encontre des populations noires, ou non-blanches (Indiens ou Asiatiques, Métis), jusque dans les aspects les plus privés de l’existence (petty apartheid). Sur le plan international, la lutte contre le communisme*** en Afrique et la conviction de tenir entre ses mains le destin de l’homme blanc entraînèrent l’Afrique du Sud dans l’agressivité militaire et l’économie de guerre (Namibie, Angola, Zimbabwe ex-Rhodésie).

L’apartheid a été la pierre angulaire du nationalisme afrikaner, idéologie nationale-chrétienne à rapprocher du national-socialisme allemand. Sur le plan économique, l’apartheid favorisa l’expansion du système capitaliste***, et freina et figea à la fois, sous prétexte de leur inaptitude à la modernité, le développement économique et social des populations classées non-blanches (en 1970 : 17 500 000 personnes) : restrictions des libertés de circulation et contrôle administratif de la main d’œuvre, coût du travail minimal, quasi-inexistence de protections sociales, droits syndicaux limités et surveillés, investissements publics orientés massivement vers la population blanche minoritaire (en 1970 : 3 700 000 individus). L’apartheid représente une étape décisive et significative de la logique discriminatoire visant à légitimer et consolider la « suprématie blanche » et, en son sein, celle de la communauté afrikaner. L’abolition complète de ces lois fut effective en juin 1991.

Les principales lois d’apartheid sont régulièrement adoptées au cours des années 1950 et 1960 sous l’impulsion de H.F. Verwoerd, l’architecte de cette politique. Elles organisent la stricte séparation des individus dans tous les domaines. Il n’y a pas réellement de plan prédéterminé dans l’ordre d’élaboration et d’adoption de ces lois, qui visent de prime abord trois secteurs vitaux : la terre, le travail, le développement économique. Face aux attaques de la politique d’apartheid, les protestations et manifestations sont nombreuses pendant la décennie 1950.

Les premières lois concernent les individus : classement, séparation et interdits. Le Population Registration Act (1950) renforce l’enregistrement systématique des individus selon des catégories de « race » prédéfinie : blanc, métis ou indigène, lesquelles sont subdivisées en ethnies et tribus (loi abrogée en 1991). L’Immorality Act, renforçant la loi de 1927 contre les relations sexuelles hors mariage entre Africains et « blancs », sanctionne les relations sexuelles entre membres de groupes raciaux différents. Le Group Areas Act, renforçant la loi de 1923 sur les zones urbaines, organise la ségrégation spatiale et décrète des zones réservées ; elle favorise les expropriations de populations entières en vertu du reclassement de leur zone d’habitation. Le Suppression of Communism Act, rendant le Parti communiste d’Afrique du Sud illégal, autorise le ministre de la Justice à interdire ou poursuivre toute organisation ou personne soupçonnée d’activité communiste (s’agissant, au sens large, de toute activité anti-apartheid) au moyen de l’assignation à résidence et de la censure. Cette loi permet d’interdire l’African National Congress (ANC) en 1960.

En 1952, l’Abolition of Passes and Coordination of Documents Act, étendant la mesure aux femmes, introduit un nouveau passbook ou reference book : le livret d’identité, dont la première version fut inventée vers 1760 pour contrôler les mouvements des Khoikhoi et des esclaves dans la colonie du Cap. Il est obligatoire pour tout Africain de plus de 16 ans et comporte toutes les informations nécessaires au contrôle de ses mouvements (ethnie, domicile, emploi occupé, casier judiciaire, etc.). Alors que tout Blanc est habilité à l’exiger, l’impossibilité de le produire lors d’un contrôle entraîne amendes, peines d’emprisonnement ou déportations définitives. Des services particuliers de police et de justice sont mis en place pour son application. Le Native Laws Amendment Act renforce la loi de 1937 sur les restrictions du droit de résidence urbain pour les Africains.

Puisqu’un homme instruit peut être dangereux, le Bantu Education Act (1953) place les établissements d’éducation pour Africains (dont les écoles privées) sous la tutelle du ministère de l’Education idoine ayant pouvoir de décision sur les programmes, les recrutements d’enseignants et la langue d’enseignement –l’introduction de l’afrikaans en 1976 entraînera la révolte de Soweto en juin et la reprise d’un profond mouvement populaire de protestation asphyxié depuis seize ans. Le Reservation of Separate Amenities Act organise les mesures de ségrégation raciale dans les lieux publics : transports, parcs, commerces, etc. Le Criminal Law Amendment Act rend quant à lui illégale toute action contre une loi de l’Union et interdit toute forme de soutien étranger, même financière, à une organisation anti-apartheid sud-africaine. En 1954, le Native Resettlement Act permet aux municipalités de déplacer de force leurs habitants noirs hors de la ville pour les réinstaller dans des townships ségrégués.

En 1956, le Riotous Assemblies Act légifère sur le droit d’assemblée et de réunion et interdit les rassemblements qualifiés de porter atteinte à l’ordre public. L’objectif est d’empêcher de nouvelles initiatives comme celle du Congrès du Peuple (1955). En 1959, l’Extension of University Education Act organise la ségrégation raciale dans l’enseignement supérieur et le Promotion of Bantu Self-Government Act établit des homelands ou bantustans membres de l’Union. Considérés comme les pays d’origine des populations noires, ils sont censés accéder à terme à l’autonomie, ce qui justifie la ségrégation et la discrimination en vigueur. Depuis avril 1960, les organisations anti-apartheid sont interdites, leurs dirigeants et militants surveillés, emprisonnés ou contraints à l’exil.

Jusqu’au 16 juin 1976, aucun mouvement de masse ne peut s’exprimer et les cibles de l’apartheid sont privées de défense. Le 31 mai 1961, la population blanche approuve le passage à la république et l’Afrique du Sud sort du Commonwealth, dont certains membres (le futur bloc des non-alignés) condamnent ouvertement les lois d’apartheid. Enfin, en 1964, le Bantu Labour Act limite le recrutement d’Africains et oblige les employeurs à traiter par l’intermédiaire de bureaux gouvernementaux d’embauche contrôlant le flux de la main d’œuvre migrante. Il consolide les sanctions pénales contre les employés africains poursuivis pour « désertion, refus d’obtempérer et usage de langage injurieux ». L’arsenal est complet : droit de propriété, liberté de mouvement, de résidence, d’expression et droits civiques sont confisqués aux populations noires.

La reprise des mouvements de protestation n’a de cesse à partir du milieu des années 1970, allant crescendo jusqu’aux années 1990. Selon la Commission Vérité et Réconciliation (Truth and Reconciliation Commission TRC, instituée en 1995), cette période est des plus violentes et tragiques (Rapport final, 2002). Les défilés, les boycott et grèves en milieux urbain et rural ainsi que les attaques de l’Umkhonto weSizwe (MK, armée clandestine créée en 1960) contre des symboles du pouvoir, répondent à la répression policière, qui prétexte de menaces à l’ordre public pour redoubler de barbarie : interrogatoires résultant en suicides arrangés, bombardements de populations civiles, état d’urgence successifs, exécutions et attentats perpétrés par les Services spéciaux à l’égard de dirigeants ou de personnalités anti-apartheid, y compris hors du territoire national.

Au cours des années, le mouvement anti-apartheid accroît son caractère non-racial et unitaire ; nationalistes, libéraux, communistes, chrétiens humanistes, militants associatifs et partisans des droits de l’homme, syndicaliste, etc. unissent leurs forces. La puissance de la résistance nationale, à laquelle s’ajoute le développement d’une mobilisation internationale – et l’enlisement militaire en Angola –, inquiète les autorités politiques et économiques du pays. Le NP se divise sur la stratégie à suivre contre ses opposants.

Le chef de l’Etat, P.W. Botha, élu en 1984, fait mine d’apaiser la situation en éliminant les motifs de protestations populaires. Il abolit les passbooks (1986) et libère des prisonniers politiques de premier plan (G.Mbeki en 1987) – mais pas Mandela*, dont la popularité pose problème. En fait, Botha est farouchement hostile à toute négociation avec l’ANC et mène une politique foncièrement agressive et répressive : la stratégie totale d’apartheid. Cependant, son attitude ne fait pas l’unanimité dans son camp. Les partisans d’une ségrégation aménagée, visant à sauvegarder les principaux intérêts de la communauté blanche, appuyés par des financiers puissants, rencontrent secrètement l’ANC, à l’insu de Botha. L’embolie cérébrale dont ce dernier est victime en janvier 1989 le contraint à la démission en septembre. F.W. de Klerk, l’un des plus conservateurs du NP, lui succède, incarnant l’aile pragmatique du parti. Avant son départ, Botha rencontre enfin le détenu Mandela en juillet et en août, la direction de l’ANC, dans sa Déclaration d’Harare, précise les conditions nécessaires, selon elle, à l’ouverture de négociations officielles. Le gouvernement est sous la pression de la mobilisation de la rue.

En octobre, une marche pour la paix rassemble plus de 30 000 participants au Cap. Dans ce contexte, de Klerk, à peine élu, veut rassurer. Aussi libère-t-il W. Sisulu (ANC) à la veille d’une réunion du Commonwealth et démantèle-t-il le National Security Management – ce réseau de contre-espionnage avait été créé par le State Security Council, rattaché au cabinet du président, comme organe parallèle chargé de coordonner des actions militaires et policières des plus arbitraires et quasi illégales. En décembre, la chute du mur de Berlin* semble confirmer l’exigence de sortir le pays, devenu ingouvernable, de l’impasse dans laquelle l’apartheid l’avait entraîné. De Klerk et Mandela, toujours prisonnier, se rencontrent enfin.

En février 1990, de Klerk, lors de son Adresse à la nation, annonce la fin de l’interdiction de l’ANC, du Parti communiste et du Pan African Congress (PAC), ainsi que la libération de N. Mandela et de tous les prisonniers politiques. En mars, gouvernement et ANC se rencontrent une nouvelle fois, tandis que des coups d’Etat militaires se déroulent dans les bantustans du Ciskei et du Venda et que la Namibie déclare son indépendance. La tension monte en puissance, le nombre de victimes augmente et l’état d’urgence est décrété. En mai, gouvernement et ANC se réunissent à Groote Schuur (Le Cap) pour adopter un plan de libération des prisonniers politiques et des mesures d’indemnisation pour les exilés, et s’engagent à mettre fin à la violence politique. Dès juin, l’état d’urgence est levé sauf au Natal (octobre), où l’Inkhata, seule opposition légale pendant l’apartheid en raison de ses accointances avec le NP, sème la terreur en s’en prenant aux militants anti-apartheid, sans épargner la population.
L’ANC annonce donc la suspension de la lutte armée, engagée fin 1961. En février 1991, de Klerk affirme que « les piliers de l’apartheid [vont] être renversés » (Adresse à la nation). De fait, un an après le Reservation of Separate Amenities Act (1953), les lois adoptées entre 1950 et 1964 sont abolies en juin. Mandela, devenu président de l’ANC, signe en son nom l’Accord national de paix passé avec le gouvernement, tandis que le mouvement social se poursuit.

Le 20 décembre, dix-neuf partis politiques se réunissent en une Convention for a Democratic South Africa (CODESA) qui débouche sur une déclaration commune, co-signée par dix-sept d’entre eux. Concession majeure aux tenants de l’ancien régime : il n’y aura pas de « chasse aux sorcières », les cadres de l’administration, de la justice et de la police resteront en poste jusqu’en 1999. En mars 1992, le résultat du référendum – encore réservé aux Blancs -, encourage les réformes et les négociations nationales. La deuxième réunion CODESA (mai) se déroule sur fond de violence et de suspicion, car des massacres de populations semblent bien avoir été couverts par les forces de police. L’apartheid n’est peut-être plus, mais la paix et la démocratie se font encore attendre. Une constitution provisoire est adoptée en 1993. Il y a encore bien des morts, mais les premières élections démocratiques ont enfin lieu le 27 avril 1994. La nouvelle Constitution de l’Afrique du Sud est promulguée fin décembre 1996. Elle est l’acte de décès du régime d’apartheid.

Reste à panser les plaies que ce dernier a infligées aux Sud-Africains. C’est le travail confié pour l’essentiel à la TRC. Mais, en 2001, la Conférence nationale sur le racisme révèle aux Sud-Africains que, si le système est bien mort, il survit encore en chacun : les comportements s’en ressentent au plus haut niveau politique et les représentations identitaires demeurent fractionnées et antagonistes, car la société l'est encore. La plupart des évolutions sociales sont trop lentes et ont du mal à s’imposer face à des modes de pensée issus de trois siècles de colonisation et de ségrégation. La politique de discrimination positive au travail a pour revers de mettre l’accent sur les inégalités persistantes, et par là, sur les différences. Le racialisme reste en Afrique du Sud une problématique actuelle, un vécu que le mythe de la « nation arc-en-ciel » ne parvient pas à masquer, malgré la bonne volonté humaniste qui le sous-tend.

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Par Lydia Samarbakhsh, le 08 December 2013

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