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Irak / Législatives de 2018 : de nouvelles perspectives

Des élections législatives, les premières depuis la chute de l’État islamique, se sont tenues le 12 mai 2018. La liste Sa’iroun conduite par le parti chiite de Moqtada al-Sadr uni au Parti communiste irakien arrive en tête ouvrant l’opportunité de réformes nouvelles.

 

Un pays exsangue

Depuis la création de l’Irak, la minorité sunnite, sous différentes formes, a monopolisé le pouvoir au détriment des chiites, des Kurdes et des forces progressistes. Le régime de Saddam Hussein fut le dernier avatar d’un système à bout de course. L’invasion américaine et le renversement de la dictature ont amené les États-Unis à procéder à un renversement d’alliance pour tenter de reconstruire l’État, en s’appuyant désormais sur les chiites et les Kurdes, renforçant ainsi le lien entre occupation étrangère et confessionnalisation généralisée de la société. La population irakienne divisée fut alors renvoyée à son identité ethnique ou religieuse.

Au fil des élections, les partis politiques ont peu à peu disparu, cédant la place à des formations communautaires à qui la constitution fédéraliste confère un ancrage territorial.

Les Arabes sunnites se sont retrouvés à leur tour en position d’exclus sous couvert de « débaasification ». La politique répressive conduite à leur égard par le gouvernement chiite de Nouri al-Maliki a rendu impossible leur intégration dans le jeu politique, les jetant dans les bras de l’État islamique.

En août 2014, une coalition internationale contre Daesh se forme et entreprend des bombardements destructeurs. Le nouveau Premier ministre, Haidar al-Abadi, fait alors de la lutte contre le terrorisme islamiste une priorité, ajournant les réformes et ambitionnant de restaurer l’État par l’action conjointe des forces étrangères, des milices d'Hachd al-Chaabi (Unité de mobilisation populaire), des Peshmergas kurdes et le consensus des pays voisins.

Contexte

En dépit de la victoire des forces armées contre Daesh et le terrorisme, le pays est confronté à des difficultés considérables.

Les organisations djihadistes demeurent présentes, sous forme de cellules dormantes, au sein de la communauté sunnite, de même que le terreau sur lequel elles se sont développées. De nombreuses villes, ainsi que les infrastructures, sont détruites, ce qui ne permet pas de faire face au retour des réfugiés. En dépit de ses richesses, l’Irak connaît une situation économique catastrophique. Le chômage demeure élevé (40 % de la population active), alors que les services publics se dégradent. Sous les injonctions du FMI et de la bourgeoisie dirigeante irakienne, de vastes privatisations sont annoncées dans l’électricité, la santé et l’enseignement.

Un système de quotas partage le pouvoir sur des bases ethniques et confessionnelles minant l’État et empêchant toute réforme. En Irak, de la même façon qu’au Liban, le confessionnalisme et la corruption sont liés. L’Irak et ses classes dirigeantes sont considérés comme parmi les plus corrompues du monde. Sur 800 milliards de revenus pétroliers en quinze ans, 312 ont été détournés !

Enfin, la structure du pouvoir et l’état de guerre permanent ont favorisé les ingérences étrangères. L’Arabie saoudite a soutenu les sunnites mais aussi Al-Qaïda et Daesh, tandis que l’Iran a appuyé le gouvernement chiite ainsi que les partis et les milices qui leur sont affiliées.

Le peuple irakien est la première victime de ces difficultés. Les colères se sont exprimées avec vigueur ; elles peuvent nourrir à tout moment un retour de l’extrémisme. En 2015, un vaste mouvement de protestation populaire a vu le jour contre un système qui interdit tout espace public et vide de sens toute citoyenneté commune. Ces manifestations constituent le seul signe d’espoir pour envisager des réformes portant sur le redressement social, économique, politique et culturel.

La préparation des législatives du 12 mai 2018

  • Les enjeux et la campagne

Ces quinze dernières années, l’Irak a connu des épisodes douloureux qui ont déstabilisé l’État. La classe politique et les partis traditionnels font l’objet d’un désaveu généralisé puisqu’ils ont conduit, après l’invasion américaine, le pays au bord de la guerre civile. La prise de Mossoul par Daesh en 2014 a révélé les fractures de cette société.

Après ces années de conflits internes et externes, la stabilisation et la reconstruction de l’Irak sont devenues le principal objectif impliquant de surmonter les divisions confessionnelles qui menacent la paix. Dans cette perspective de reconstruction, le gouvernement pense avoir besoin d’une aide de 100 milliards. Aussi n’est-ce pas un hasard si la campagne a été dominée par la lutte anti-corruption.

Les Irakiens ont manifesté également leur volonté de surmonter les divisions confessionnelles afin de prendre leurs distances avec les puissances étrangères et de faire prévaloir leur identité nationale.

  • Les forces en présence

Les partis chiites au pouvoir, responsables de la crise aux yeux de la population, se sont présentés très divisés.

Comptant capitaliser son succès dans la lutte contre l’État islamique, le Premier ministre, Haïder al-Abadi, a conduit sa propre liste multiconfessionnelle. Son prédécesseur, Nouri al-Maliki, issu du parti Dawa, a pris la tête d’une liste concurrente. Parallèlement, d’autres formations chiites, parmi lesquelles Al Fatih ou les milices Hachd al-Chaabi, se présentent et rêvent d’implanter le modèle iranien.

L’alliance Sa’iroun (La marche pour les réformes) se compose du parti chiite de Moqtada al-Sadr et du Parti communiste irakien. Cette alliance a été rendue possible et s’est nouée dans le mouvement social de 2015 autour d’un programme anti-corruption, de justice sociale, de rejet du confessionnalisme, de renouvellement de la classe politique, de la diversification de l’économie irakienne et de relations équilibrées avec les États voisins. Le mouvement populaire a été un catalyseur d’union pour des formations religieuses et laïques qui n’ont a priori rien de commun.

Cette alliance est dominée par Moqtada al-Sadr, membre d’une grande famille d’opposants à Saddam Hussein. Il s’est distingué lors de l’invasion américaine (2003) en prenant la tête de l’insurrection chiite. Il a participé avec sa milice à la lutte contre les sunnites (2006-2008). Son organisation a connu des transformations après l’offensive de l’EI alliant islam radical et actions sociales. Il dispose d’un puissant rayonnement dans une partie du peuple chiite mais aussi auprès de sunnites.

Son succès s’explique par sa capacité à renouveler la classe politique et à faire de la lutte anti-corruption l’un de ses principaux objectifs. Il est également parvenu à s’imposer comme un acteur modéré, porteur de changement, alors que d’autres leaders religieux instillaient des messages d’intolérance, notamment à l’égard des communistes. Il a su également s’imposer comme une personnalité nationaliste arabe et irakienne, en se rendant par exemple en Arabie saoudite.

Cette alliance a permis l’ouverture d’un espace politique pour les laïcs, leur permettant de mener la campagne électorale partout. Dans la durée, cela pourrait constituer une évolution culturelle et sociétale offrant l’opportunité aux communistes de gagner en visibilité et de déployer leurs activités.

Les Kurdes avaient profité de la fin de la territorialisation de l’EI pour s’emparer de vastes portions de territoires disputés et créer ainsi une situation de confrontation avec Bagdad. L’échec du référendum sur l’indépendance en septembre 2017 a ouvert la voie à une offensive de l’armée irakienne qui a récupéré les territoires perdus entre 2014 et 2017 avec le soutien de la Turquie, de l’Iran et des États-Unis. Ces revers pour les Kurdes ont amplifié la crise structurelle qui affecte le gouvernement régional du Kurdistan. Les principaux partis kurdes se sont donc présentés divisés à l’occasion de ce scrutin.

Les résultats

  • La participation

Avec 44,5%, la participation s’avère relativement faible. Elle est une expression du rejet de mode de gouvernance existant. La situation de rupture entre la classe politique et les électeurs, l’absence de nouveaux visages ont nourri ce phénomène. Il faut ajouter que, dans les nombreux camps de réfugiés, il a été difficile de voter, la multiplication des listes dispersant les voix, de même que le vote électronique et la désunion au sein des partis.

La liste Sa’iroun n’a pas été déstabilisée par cette tendance. Aucun ancien député partisan de Moqtada al-Sadr ne s’est représenté pour laisser la place à de nouveaux candidats.

  • Les résultats

Les forces politiques en dehors du système obtiennent les meilleurs résultats.

La liste Sa’iroun arrive en tête. Elle a mobilisé des millions d’Irakiens dans les quartiers pauvres de Bagdad et les provinces chiites du sud. Elle arrive première à Bagdad, dans six provinces sur dix-huit et deuxième dans quatre autres. Les communistes comptent désormais deux élus dont son secrétaire général Raïd Fahmi.

En seconde position, la formation pro-iranienne, issue des milices « Mobilisations populaires », s’impose dans quatre provinces dont Bassora et arrive en deuxième position dans huit autres. À la tête du ministère de l’Intérieur, son chef Hadi al-Ameri, avec l’aide des Iraniens, est parvenu à devenir une force incontournable.

Les partis traditionnels sont les grands perdants.

La coalition de Haïder al-Adadi s’impose que dans la province de Ninive (Mossoul). L’ancien Premier ministre Nouri al-Maliki perd les deux tiers de ses députés. Il en va de même pour le parti Amar el-Hakim (le Conseil supérieur).

Les perspectives

  • Gouvernement et programme

Ces résultats ont créé un élan pour le changement mais beaucoup de doutes subsistent sur la capacité d’y parvenir. Les résultats nécessitent des tractations et des alliances entre les partis afin de composer le gouvernement. Des interrogations s’expriment dans la population sur l’opportunité de réussir des réformes en s’entourant de formations corrompues.

La coalition Sa’iroun, qui ne dispose pas de la majorité absolue, rejette toute idée de gouvernement basé sur des quotas. Elle entend désormais décliner concrètement les propositions de réformes qui engagent tous les partenaires avant de prendre la décision d’entrer au gouvernement. Moqtada al-Sadr a tendu la main aux différents partis chiites, aux sunnites et à quelques petits partis kurdes mais exclut toutes perspectives d’alliance avec les forces pro-iraniennes qui demeurent fortes. Il pourrait se contenter de reconduire Haïder al-Abadi, ce qui constituerait une solution consensuelle, en contrepartie du ministère de la Défense ou de l’Intérieur.

Les États-Unis et l’Iran n’ont pas anticipé la percée de Sa’iroun et manifestent des inquiétudes. Téhéran s’emploie à colmater les divisions au sein des formations chiites pour reconstituer un pôle confessionnel sectaire. En vain pour le moment. Elle n’apprécie pas non plus l’alliance avec les communistes qui pourrait représenter un modèle pour d’autres pays de la région. Quant aux États-Unis et leurs alliés, ils ne manifestent pas pour le moment de signes d’hostilité mais s’interrogent sur ce que pourrait être la politique étrangère de ce nouveau gouvernement. Les partis traditionnels irakiens apparaissent plus fébriles et s’emploient à agir. L’attentat à la bombe commis à l’encontre du siège du PCI est une forme d’avertissement.

  • Les ingérences étrangères

À côté des exigences de réformes, le rejet des ingérences étrangères constitue un objectif. Si les principaux acteurs ont bien conscience que l’on ne peut s’en affranchir du jour au lendemain, la formation de Moqtada al-Sadr a adressé des propos apaisants aux acteurs régionaux et internationaux.

Au sein de l’appareil d’État, les partisans de Moqtada al-Sadr entendent faire respecter leur souveraineté et lutter contre l’influence des milices pro-iraniennes, tout en souhaitant promouvoir des relations équilibrées avec Téhéran. Moqtada al-Sadr a déclaré également qu’il ne tolérerait plus la présence de bases américaines ou turques. Pour autant, l’Irak n’a pas les moyens de s’inscrire dans un axe partisan et entend œuvrer pour des solutions pacifiques.

La stabilisation, la reconstruction, la lutte contre les inégalités et la corruption sont des défis considérables. Indéniablement, l’idée nationale a légèrement progressé durant cette campagne tandis que le discours confessionnel a régressé. Cette lutte constitue un combat acharné qui ne peut que s’inscrire dans la durée.

Lors d’un récent voyage à Bagdad, Jean-Yves Le Drian a annoncé que la France se tiendrait aux côtés de l’Irak pour sa reconstruction. Il a également émis le souhait de jouer le rôle de trait d’union entre l’État irakien et Erbil.

Enfin, pour le Kurdistan d’Irak, la page du référendum est tournée et la question de l’indépendance s’est éloignée. Des bases de négociations existent désormais. Aucune perspective de paix ne pourra s’écrire cependant sans le respect des Kurdes et de l’État irakien.

Au terme de ce scrutin, l’Irak pourrait entrer dans une phase plus calme afin de reconstruire le pays. Cependant, les obstacles liés au confessionnalisme et à la corruption peuvent hypothéquer toute perspective transformatrice. Par ailleurs, les conflits qui connaissent une nouvelle vigueur aux portes de l’Irak pourraient troubler cet espoir.

Pascal Torre
membre de la commission des relations internationales
article publié dans la Lettre des relations internationales de juillet 2018

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Irak / Législatives de 2018 : de nouvelles perspectives

le 06 juillet 2018

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