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Plume brisée et voie bâillonnée, sur la situation de la presse en Turquie

L’article 28 de la constitution turque dispose le principe de la liberté de la presse et indique que celle-ci ne saurait être censurée. Dans la tourmente que connaît actuellement le pays ces mots résonnent bien tristement.

Engagé dans une volonté tenace de conforter son pouvoir autoritaire et poursuivant sur une voie associant islam politique réactionnaire et libéralisme économique, le président Recep Tayip Erdoğan cible la presse. Emprisonnements, pressions, arrestations sommaires, fermetures de titres, réduire au silence les journalistes critiques est devenu monnaie courante en Turquie, mais surtout est érigé en outil politique privilégié du pouvoir.
Ces nombreuses attaques contre la liberté de la presse revêtent plusieurs facettes.
Deux prétextes récurrents sont utilisés comme justification des opérations menées par la justice et les forces de police sur ordre du président et de ses proches : les liens supposés des journalistes avec la confrérie islamiste dirigée par Fetullah Gülen d’une part, ceux soi-disant entretenus avec le PKK d’autre part. Dans la grande majorité des cas ces allégations sont fantaisistes et montées de toutes pièces.
Deux exemples peuvent en témoigner. L’un des journalistes du quotidien Cumhuriyet, Ahmet Sik, emprisonné au côté de plusieurs membres de la rédaction, accusé de lien avec cette confrérie avait fait partie des premiers à dénoncer, dans un  ouvrage, ses agissements. De même, l’ouverture d’une enquête pour terrorisme à l’encontre du groupe Dogan1, l’incriminant pour avoir entretenu des liens avec le PKK, alors que ce groupe de presse diffuse la filiale de CNN en Turquie et édite un journal centriste et peu critique de la politique de l’Etat turc « Hürriyet » ne saurait relever d’un travail d’enquête sérieux.
La ligne du gouvernement turc est donc bien clair : pour asseoir son pouvoir, continuer de plonger le pays dans une dérive le menant vers une dictature réactionnaire il faut contrôler l’ensemble des médias, quitte à utiliser des accusations fallacieuses pour faire taire les voix dissonantes.

Des peines d'emprisonnement inimaginables

L’utilisation de ces prétextes ne constitue qu’en général la première étape de la répression des journalistes en Turquie. Pour effectivement mener l’offensive à son terme le gouvernement procède de différentes façons.
L’emprisonnement de journalistes est désormais devenu récurrent dans le pays. Reporter Sans Frontière rappelait récemment que la Turquie était devenue le pays « champion du monde des journalistes emprisonnés »2 soulignant que, suite aux purges subséquentes au coup d’Etat manqué de juillet 2016, plus de 40 journalistes avaient rejoint leurs confrères précédemment embastillés. Selon l’ONG indépendante turque Bianet3, qui publie régulièrement un état de la presse nationale, pour le simple mois de juillet 2017, 136 journalistes avaient été arrêtés. Toujours selon cet organisme, au total, 301 journalistes seraient actuellement placés en détention, parmi ces derniers 142 auraient reçu une peine d’emprisonnement à perpétuité incompressible, peine qui a été introduite en remplacement de la peine de mort désormais abolie.
Les données sur les peines subies par les journalistes effarent par leur brutalité : sur un total de 301 journalistes emprisonnés on dénombre 4 260 années cumulées d’incarcération. La personnalité d’un président isolé et autoritaire se révèle dans le miroir de ces sanctions : parmi toutes ces condamnations dix-huit découlent du crime « d’offense au président » et ont valu 90 ans d’emprisonnement à leurs auteurs.
Sans une justice répondant à ses injonctions le pouvoir de l’AKP ne pourrait mettre ses plans à exécution. Les gardes à vue peuvent désormais s’étendre sur une durée initiale de cinq jours, les magistrats sont tenus de se conformer aux desiderata du président. Le dernier exemple en date est à cet égard particulièrement évocateur. Dans le procès ouvert à l’encontre du journal Cumhuriyet le seul juge ayant exprimé une opinion divergente réclamant la fin de la détention des prévenus n’a pas assisté aux audiences suivant sa prise de position….

Pression et répression en Turquie et à l'Internationale

A ces arrestations réalisées dans des conditions pour le moins sommaire, s’ajoutent de nombreuses pressions revêtant, là encore différentes formes. Les familles des journalistes ayant quitté le territoire sont la plupart du temps interdites de les rejoindre et leurs passeports sont saisis, comme ce fut le cas pour la femme de l’ancien rédacteur du journal Cumhuriyet, Can Dündar, réfugié en Allemagne. Des contrôles fiscaux inopinés sont menés, des titres sont fermés, ce fut le cas pour le journal proche du HDP, Özgür Gündem, ou la chaîne de télévision Hayat TV, la direction d’autres titres est parfois arbitrairement remplacée comme pour Zaman, tirant avant la sanction à près d’un million d’exemplaires. Les journaux identifiés à gauche, laïcs, ou ceux qui soutiennent la cause kurde sont bien entendus au cœur de la répression. Les annonceurs sont incités à ne plus offrir de publicité, des militants de l’hebdomadaire Sol, proche du parti communiste furent arrêtés en pleine rue, des perquisitions au sein du siège des éditions Evrensel éditant un journal proche du parti Emep furent menées, autant d’exemples qui démontrent la difficulté réelle à faire vivre en Turquie une presse indépendante et critique. La censure atteint le ridicule avec la suspension temporaire de sites Internet comme Wikipédia ou YouTube…
Pour ceux qui prennent le chemin de l’exil, la répression ne s’arrête malheureusement pas aux frontières nationales. Can Dündar, présent lors d’un débat à l’Agora de la dernière fête de l’Humanité, est aujourd’hui menacé d’être placé sur la liste d’Interpol comme le fut l’un de ses confrères précédemment en Espagne. Dans la presse audiovisuelle, Ankara fait pression sur les gouvernements étrangers pour faire cesser d’émettre certaines chaînes de télévisions, comme ce fut le cas en France pour Roj TV.
Enfin, les journalistes étrangers ne sont pas épargnés par la dérive autoritariste du président Erdoğan. L’arrestation et la détention de Mathias Depardon et de Louis Bureau constituent deux des exemples de reporters subissant les foudres du pouvoir. Dans le même temps, nombreux sont les journalistes refoulés à la frontière et interdits de territoire.
Le tableau que nous traçons peut ici paraître bien sombre. Il ne doit néanmoins pas occulter le courage de ceux qui luttent dans le pays, de l’influence et de la sympathie qu’ils conservent toujours auprès de larges fractions de la population. Sans eux la presse turque ne ressemblerait plus qu’à une production au contenu uniforme et univoque. Cette répression est également le signe d’un pouvoir qui joue sa survie et qui n’a d’autres moyens que la surenchère et la répression pour demeurer en place. Atteignant des niveaux jusque-là encore inconnus, le contrôle de la presse et de l’expression pluraliste en Turquie n’est pas nouveau, en atteste l’article 301 du code pénal réprimant toute atteinte à la « nation turque », l’histoire des coups d’Etats des années 1970 et 1980. Malgré toutes leurs tentatives, les militaires et les libéraux n’ont jamais complètement réussi à éteindre la flamme progressiste dans ce pays. Malgré les pressions, y compris reçues en France, le PCF continuera à agir aux côtés de tous les acteurs de la paix, de la justice et de la liberté en Turquie.

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Plume brisée et voie bâillonnée, sur la situation de la presse en Turquie

le 02 October 2017

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